Dessiner est une des activités préférées des enfants. Du gribouillage aux productions plus abouties, leurs dessins nous renseignent sur leur environnement. Or les enfants sont immergés dans une culture de consommation et les travaux académiques convergent pour souligner que la société de consommation est particulièrement investiguée par eux quand ils dessinent.
Partant de ce constat, les chercheurs qui s’intéressent à ce domaine ont de plus en plus souvent recours à ces supports graphiques pour saisir ce que les enfants apprennent et comprennent de la consommation.
Compte tenu de leurs capacités cognitives, les enfants traitent prioritairement l’information via des éléments visuels. Ainsi, dans le cadre d’ateliers, les chercheurs qui demandent à des enfants âgés de 7 à 12 ans (stade opératoire concret, selon le psychologue du développement Jean Piaget) de dessiner des produits ou des situations de consommation, font tous les mêmes constats. Les enfants convoquent de nombreux détails, témoignant d’une bonne interprétation et mémorisation des attributs spécifiques qui catégorisent les produits et discriminent les marques : logo, charte graphique, mascotte, packaging…
De même, lorsqu’ils sont présents aux côtés des jeunes participants, les chercheurs relèvent une grande application des enfants à reproduire les couleurs et les formes qui caractérisent les marques.
Contextes de consommation
D’ailleurs, même quand l’enfant n’est pas sollicité par le chercheur sur une consigne spécifique, il n’est pas rare de trouver dans un dessin une ou plusieurs marques. Celles-ci sont alors mobilisées pour renforcer le réalisme de la production, illustrant sans doute l’importance que les enfants leur accordent dans leur quotidien.
Certains des participants ajoutent des slogans, soulignant dès lors, leur compréhension du lien existant entre marques et publicité. La présence des produits, des marques associées à des messages de promotion dans les productions enfantines montre à quel point ces différents éléments constituent des ressources dans la construction de leur culture de la consommation.
Au-delà de leur connaissance des produits et des marques, les enfants savent différencier les contextes dans lesquels ils sont consommés. Ainsi, ils représentent les lieux physiques de consommation mais aussi les environnements sociaux qui en découlent. Ils sont capables de distinguer des produits qui sont consommés au sein du foyer – et dessinent alors les membres de leur famille – d’autres produits qui sont utilisés dans des endroits hors domicile.
Par exemple, dans un repas pris à la cantine figureront diverses tables et chaises pour signifier un repas pris dans un cadre collectif. On trouvera également de nombreux enfants pour rendre compte de la commensalité induite par ces repas pris en commun. Autre exemple, si l’on demande à des enfants de dessiner un goûter sans détailler la consigne, ils produiront des dessins où ils se figureront en train de manger, où ils représenteront leur propre goûter mais ils pourront également dessiner un goûter d’anniversaire où seront mis en scène de nombreux artefacts soulignant le caractère occasionnel et festif de ce repas.
Chaque situation dessinée est alors reliée à des produits types, témoignant de leurs compétences à identifier les « bons » objets et les « bonnes » personnes en fonction des circonstances. L’inventaire des objets associés aux personnages (famille, pairs, éducateurs…) suggère aussi que les enfants perçoivent très tôt les dimensions symboliques et sociales attachées à la consommation.
Monde de transitions
Les enfants vivent dans un monde de transitions et cette prise de conscience se laisse voir dans leurs dessins. Baignés par des normes et des valeurs qui s’efforcent de rendre la consommation plus responsable, plus vertueuse, les enfants s’attachent à les véhiculer dans leurs dessins.
Compte tenu des enjeux liés à une alimentation saine et durable sur leur santé et leur bien-être, les enfants sont souvent sollicités sur ce sujet par chercheurs et spécialistes de la consommation. Les dessins réalisés permettent d’accéder à leur répertoire alimentaire et à leurs préférences individuelles. Ils révèlent également les produits et les marques qui sont associés au bien manger ou sont facteurs pour eux de bien-être.
En outre, les dessins montrent que les enfants connaissent les codes utilisés par les industriels agro-alimentaires pour signifier aux consommateurs qu’un produit est sain : mobilisation des couleurs vertes ou jaunes, reproduction de labels ou du Nutri-score… Leurs dessins interrogent alors sur les bons leviers à activer pour encourager des changements de comportements. Certains enfants donnent d’ailleurs eux-mêmes quelques solutions à adopter dans leurs productions : « donner des bons points, éviter la publicité, fabriquer des bonbons qui n’abîment pas les dents »…
Dans le même esprit, notre étude empirique portant sur la conscience écologique des enfants, réalisée auprès de 42 d’entre eux âgés de 7 à 12 ans (17 filles et 25 garçons) montre que les causes principales du réchauffement climatique qu’ils identifient relèvent toutes de la consommation. Des couleurs noires et grises sont utilisées pour mettre en scène des fumées émanant de voitures ou d’usines. Ce qui tend à suggérer qu’ils ont intériorisé le fait que les activités humaines polluent et que cela met en danger la planète, qui est représentée sous forme d’un visage triste parfois couvert de larmes.
Si les enfants présentent des réactions affectives fortes face au réchauffement climatique, leurs dessins retracent peu de solutions pour lutter contre ce phénomène. Sans doute faut-il y voir leur difficulté, tout comme les adultes, à évoluer dans une société de consommation sous tensions.
De la représentation à l’imaginaire
Si les dessins rendent compte de la manière dont les enfants se saisissent de la société de consommation, ils permettent aussi de capturer leurs imaginaires, de cerner leurs aspirations et d’analyser les décalages avec l’existant. Par exemple, dans le cadre d’une recherche sur les enseignes de distribution, 95 enfants ont été invités à représenter « le magasin idéal, le magasin de ses rêves » à partir d’une feuille A4 et de 32 feutres, 18 crayons de couleur et des crayons de papier.
Les chercheuses constatent que tous les enfants ont laissé libre cours à leur créativité, s’affranchissant de contraintes rationnelles au profit de considérations ludiques, poétiques, voire féériques. Les magasins ont été dessinés comme des lieux sublimant une expérience d’achat enchantée et dans lesquels ils se sentent bien accueillis et considérés. Ces productions ancrées dans une pensée divergente constituent sans doute des sources d’inspirations pour les managers qui souhaitent innover en tenant compte des attentes de leurs jeunes clients.
Les imaginaires de consommation ont également été convoqués dans le cadre d’une étude portant sur les représentations des enfants autour de l’ingestion d’insectes. Les enfants proposent dans leurs dessins des recettes à base d’insectes et soulignent, de ce point de vue, que leur consommation suscite moins de dégoût que chez les adultes et pourrait donc être envisagée dans un futur proche en activant les bons leviers.
Loin d’être un objet banal suscitant la fierté de parents attendris, les dessins d’enfants sont des productions culturelles et constituent à ce titre des ressources scientifiques pour accéder à leurs pratiques et à leurs représentations en tant que jeunes consommateurs. L’analyse de ces productions enfantines peut nourrir des réflexions, concevoir des actions en phase avec leur point de vue, susceptibles d’accroître leur bien-être dans une société de consommation qui leur fait jouer des rôles centraux en tant que prescripteurs et futurs citoyens mais dont les avis sont finalement peu réclamés et peu suivis.
Cette activité « naturelle » des enfants est aujourd’hui revisitée chez les adultes au travers d’approches par le design qui envisagent la mise en forme (par le dessin ou la maquette) comme un outil de transformation permettant de capturer des imaginaires, innover ou encore construire des futurs souhaitables autour de la consommation. Preuve sans doute qu’un « un bon croquis vaut mieux qu’un long discours ».
Pascale Ezan, professeur des universités – comportements de consommation – alimentation – réseaux sociaux, Université Le Havre Normandie
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.