Dans le film Delicatessen de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro, sorti en 1991, le personnage joué par Ticky Holgado essaye de vendre à celui incarné par Jean-Louis Dreyfus un appeau à rats. Essuyant un refus, il sort alors de sa valise un objet improbable de forme rectangulaire affublé d’une espèce d’antenne-micro, déclarant qu’il s’agit d’un détecteur de conneries. Il enjoint son interlocuteur à en dire une. Celui-ci hésite, puis finit par lâcher : « c’est beau la vie ! » À ces mots, l’antenne-micro du détecteur se met à tourner sur elle-même tout en faisant un bruit répété de canard de baignoire.

Combien de managers n’ont-ils pas souhaité disposer d’un détecteur tel que celui imaginé par Jeunet et Caro ? Qui n’a pas perdu des heures en réunion à écouter un orateur débiter sur un ton docte des platitudes, des lapalissades ou parfois même des âneries ? Exemples parmi d’autres : « Les organisations mal gérées peuvent survivre quelque temps, mais finiront par échouer », « Les employés motivés travaillent dur » ou « Les entreprises qui survivent sont celles qui s’adaptent à leur marché ».

Bien que présentées comme des extraits précieux de sagesse managériale, toutes ces phrases font en fait perdre du temps à ceux à qui elles sont destinées car elles ne sont que des tautologies (propositions nécessairement vraies). Savoir pourquoi exactement demande cependant un peu de réflexion. Si l’appareil utilisé dans Delicatessen n’est pas encore disponible dans le commerce, son équivalent linguistico-philosophique existe lui depuis longtemps, depuis 1730 exactement. Il est connu sous le nom de « Fourche de Hume ».

Bien utilisé, l’outil s’avère d’une efficacité redoutable, qu’il s’agisse de communiquer des résultats scientifiques de manière transparente ou d’être apprécié de ses collaborateurs.

L’analytique, de la logique pure

S’appuyant sur les travaux de philosophes médiévaux, David Hume (1711-1776) propose de faire une distinction entre les « relations entre idées » et les « rapports factuels », c’est-à-dire entre ce qu’on appelle aujourd’hui les propositions analytiques et synthétiques. Dans sa formulation la plus simple, la Fourche de Hume stipule que les énoncés ayant un sens sont de ces deux et seulement de ces deux sortes ; celles qui ne sont ni analytiques ni synthétiques sont insensées ou absurdes. Précisons ici que qualifier une proposition d’insensée ou d’absurde au sens de la Fourche de Hume ne signifie pas qu’elle soit nécessairement dépourvue de valeur morale : « Je t’aime » ou « Dieu existe » sont des propositions insensées suivant la Fourche de Hume, mais elles sont, de diverses manières, importantes pour ceux qui les prononcent ou les entendent. https://www.youtube.com/embed/2Dko11JJhmM?wmode=transparent&start=0

La distinction entre analytique et synthétique constitue aujourd’hui une pierre angulaire des sciences naturelles et (bien que critiquée) demeure une composante centrale de la philosophie analytique, la philosophie qui domine le monde anglophone et qui se consacre à l’analyse du langage, à l’étude des énoncés et à la clarification des notions. Elle était également au cœur du programme des philosophes du Cercle de Vienne.

Les propositions analytiques sont aussi appelées « a priori » ou « formelles ». Il s’agit de phrases dont la négation conduit à une contradiction, dont le contenu est connu avant expérience, qui sont vraies par définition et donc sont nécessairement toujours vraies. « Les triangles ont trois côtés » est par exemple un énoncé analytique.

Ces énoncés sont tous tautologiques, c’est-à-dire qu’ils sont redondants, répétitifs. Ils ne fournissent aucune information nouvelle sur le monde matériel mais uniquement des informations sur le sens des mots. « Les leaders charismatiques sont influents » ou « les décisions aléatoires manquent de direction claire » sont des exemples de tels énoncés que l’on entend en entreprise.

Le synthétique, qui repose sur l’expérience

La vérification des énoncés analytiques repose sur des considérations logiques et non sur l’expérience. Leur déni implique inévitablement une contradiction. En ce sens, l’arithmétique est une immense tautologie. Par exemple, une fois que l’on sait ce que signifient les termes, on ne peut pas nier que « la racine carrée de seize est quatre » sans commettre une erreur de raisonnement. La validité de la proposition ne dépend pas de l’existence ou la non-existence de ce qui est compté.

[Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Ce qui vient d’être dit ne s’applique pas aux énoncés synthétiques qui sont, eux, issus de l’expérience. Ce sont des propositions dont la négation ne conduit pas à une contradiction, dont le contenu est connu après expérience (a posteriori), qui ne sont pas vraies par définition et donc qui sont soit vraies soit fausses (et quand on les pense vraies, elles pourraient aussi bien être fausses). « Le soleil se lèvera demain » est un énoncé synthétique qui pourrait être faux (et qui le sera un jour, puisque le soleil finira pas s’éteindre).

La véracité des propositions synthétiques repose uniquement et nécessairement sur une vérification empirique. On peut s’en faire une idée, mais il est impossible d’être certain qu’un litre d’eau liquide aura ce même volume à l’état solide avant de faire une expérience qui montrera que cela n’est pas le cas. La véracité des énoncés synthétiques ne peut être décidée en analysant le sens des termes qui les composent ou en vérifiant si les phrases respectent les règles de la grammaire.

Pas qu’un exercice intellectuel

En entreprise, il n’est pas toujours évident de classifier les propositions que l’on nous soumet. Lorsqu’un consultant annonce par exemple « seules les entreprises adaptées à leur environnement survivent », il ne fait qu’avancer un énoncé analytique sans intérêt pratique : la proposition est toujours vraie, ou plus exactement on ne peut montrer qu’elle est fausse.

Idem pour l’énoncé « les entreprises mal gérées peuvent continuer à réussir » car le modal « peuvent » implique la possibilité que ce qui est proposé ne se matérialise pas : la vérité formelle de cette affirmation peut être établie même s’il n’existait pas d’entreprises mal gérées. Ceci ne serait pas le cas si la déclaration était négative. « Les entreprises ne peuvent pas survivre sans direction des ressources humaines » n’est pas analytique, car un exemple d’une entreprise survivant sans direction des ressources humaines suffirait à l’établir comme fausse.

Une grande partie du langage courant est analytique ou absurde selon la Fourche de Hume (« J’aime ce tableau car je le trouve beau », « Je suis anxieux », etc.). Si dans leur vie de tous les jours les managers et cadres dirigeants peuvent accepter ce genre de propositions (dont ils sont parfois les auteurs), il n’en va pas de même dans leur rôle professionnel. Au travail, les propositions synthétiques doivent être préférées, car elles seules apportent une information sur la base de laquelle une décision sera, ou ne sera pas, prise. À l’inverse, dans un cadre professionnel, toute personne prononçant un énoncé analytique ou absurde perd son temps et en fait perdre à son ou ses interlocuteurs.

Exprimé autrement, tout énoncé analytique ou insensé peut être retiré d’un document, présentation, communiqué ou déclaration, sans que le contenu factuel de ceux-ci en soit diminué. Des énoncés du type « les produits qui plaisent se vendent bien », « les entreprises sont faites d’hommes et de femmes » ou « les choses risquent d’empirer avant qu’elles ne s’améliorent » n’apportent rien.

La Fourche de Hume n’est pas qu’un exercice intellectuel. En effet, une étude en cours laisse à penser que les entreprises qui communiquent en termes synthétiques dans leur rapport annuel sont aussi celles qui réussissent le mieux financièrement. De plus, les managers maîtrisant la Fourche de Hume sont aussi ceux qui sont les plus appréciés par leurs collaborateurs. En effet, ils ou elles ne s’embarrassent pas de fioritures dans leurs communications et vont droit au but en ne s’attachant qu’à n’exprimer que des vérités factuelles.

Jean-Etienne Joullié, Professeur de management à l’EMLV, Pôle Léonard de Vinci et Philippe Spach, Professeur Associé Management & Ressources Humaines, Pôle Léonard de Vinci

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

Fermer la popup
?>