L’Institut des politiques publiques a dévoilé ce mercredi 3 avril un nouveau rapport faisant état d’un chiffre très élevé du taux de classement sans suite des plaintes dans les affaires de violences sexuelles: 86 % et 94 % pour les viols. En cause, majoritairement : des infractions « insuffisamment caractérisées ». Des chiffres qui font écho avec l’ampleur du phénomène, mis en avant avec le mouvement #MeToo et différentes affaires de révélations de violences sexistes et sexuelles dans le monde des médias et du cinéma.

Du côté des professionnels de la santé mentale, nombre d’entre eux remarquent ces dernières années une hausse des consultations concernant des violences sexuelles. Un récent rapport du ministère de l’Intérieur souligne aussi une hausse particulièrement inquiétante : en 2023, 114 100 plaintes pour violences sexuelles ont été enregistrées par les services de gendarmerie et de police en France.

Si les témoignages de personnalités publiques participent sûrement à la libération de la parole et de l’écoute, il reste encore à accroître la prise de conscience générale des enjeux pour les personnes concernées de rompre leur silence et la responsabilité des professionnels de soin psychique de les soutenir.

Les violences réduisent au silence

Le traumatisme psychique lié à des violences sexuelles a quelque chose d’universel : il ravage l’intimité et expose à la sidération, à la confusion, au silence.

Lorsqu’elles décident d’en parler, des femmes demandent parfois en consultation à qui leur silence profite : à celui ou ceux qui les ont laissées sans voix, ou dans des proportions inconnues, à elles aussi. « Est-ce que c’est réel ? », « Est-ce que c’est grave ? », « Pourquoi moi ? », sont des questions récurrentes. https://www.youtube.com/embed/Pm9h5ntR9Ks?wmode=transparent&start=0 « Pour se croire encore faut-il être crue », le discours engagé et émouvant de Judith Godrèche – César 2024 – CANAL+.

En parler tardivement correspond à la temporalité nécessaire de celle qui ne voulait d’abord pas y croire et qui a préféré le déni. Parfois, c’est au prix de souffrir de déréalisation, de perte d’ancrage dans la réalité, et de dépersonnalisation, une manière d’être détachée de ce qu’elle vit.

Pour les psychologues et psychiatres, l’étude des symptômes de cet état dissociatif, de vivre comme à côté de sa vie peut s’avérer compliqué. Elle varie au gré de montées d’angoisse, de moments dépressifs, de débordements d’émotivité, ou encore de cauchemars.

Le trauma, la blessure psychique que produit la violence sexuelle, est relatif à l’indicible. S’agrège pour les personnes impactées la prise à leur compte de la culpabilité de l’auteur de violences. Certaines s’isolent, changent d’environnement social. Sans confiance, leur vie affective est réduite.

Parfois, elles en gardent le souvenir d’un moment détaché, parfois elles subissent des réminiscences. Elles sont exposées à des retours du refoulé en reproduisant malgré elles le scénario qu’elles cherchent à oublier, ou encore lorsque d’autres s’expriment à ce sujet.

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Différents types de violences

Les agressions par un inconnu sont loin d’être les plus courantes. Plus souvent, les personnes décrivent des relations de confiance – avec des amis ou des collègues – où elles ont été reléguées au rang d’objet : par exemple en allant plus loin qu’elles ne l’auraient voulu dans des relations d’emprise, qu’elles n’avaient souvent pas identifiées comme telles.

Il en résulte le souvenir d’une soumission. Et l’allégeance peut être maintenue par des craintes de rétorsions : revenge porn, chantage, disqualification, harcèlement en milieu scolaire ou professionnel. https://www.youtube.com/embed/vWcueLZj81Q?wmode=transparent&start=0 Harcèlement : Les victimes de revenge porn ne sont toujours pas prises au sérieux.

Les agresseurs influents savent qu’ils peuvent ostraciser leurs victimes déjà partiellement enfermées dans la honte ou la sidération.

La prédation chosifie, déshumanise celles qui finissent souvent par se renier elles-mêmes.

Se soigner en parlant

L’enjeu de la thérapie, c’est de mettre du sens là où il en manque, de formuler l’indicible, d’extérioriser en parlant. Ces personnes décrivent les incitations « à tourner la page » qui les accablent davantage qu’elles ne les aident.

En thérapie, l’emploi du « je » permet de franchir la frontière entre ce que l’autre leur a imposé et jusqu’où elles l’ont supporté. Car lorsque le consentement a été subverti, l’amour se retourne en haine contre soi, sous la forme, par exemple, de mises en danger, de relations sexuelles à risque, de scarifications ou de prises de psychotropes (alcool, drogues).

Pour certaines, il faut distinguer d’avoir aimé celui qui les a fait souffrir, du fait d’aimer souffrir ou de se penser masochistes. Ce n’est qu’en leur autorisant cette distinction que les professionnels de santé mentale leur évitent de revivre ce qu’elles craignent : une situation d’abandon.

Cela les amène aussi à interroger la confiance qu’elles ont accordée. Pouvaient-elles prévenir ce qui leur est arrivé ?

C’est ainsi qu’elles peuvent retrouver leur désir, leur intégrité, et l’ascendant qu’elles veulent reprendre sur leur vie.

Des femmes recourent au registre légal pour qualifier ce qu’elles ont vécu. Beaucoup ne déposent pas pour autant de plainte, tant elles redoutent une disqualification de leur démarche, et la consolidation de leur détresse par un manque de soutien institutionnel.

Responsabiliser les professionnels : comment ?

La pratique des psychologues et des psychiatres est bouleversée par ces enjeux contemporains. Les spécialistes sont mobilisés par les personnes victimes de violences sexistes et sexuelles qui leur demandent d’être attentifs à ces mutations sociétales, et notamment d’entendre à quel point le réel – et non pas leurs fantasmes – les a affectées . Parfois, le machisme et le manque de formation de certains professionnels peuvent conduire à rendre la victime responsable de son trauma du fait qu’elle aurait été préalablement fragile, alors que ces symptômes sont bien post-traumatiques.

Dans la thérapie, les personnes nécessitent d’être soutenues dans leur démarche afin de saisir ce qui s’est joué à leur insu.

Elles peuvent extraire d’elles-mêmes la destructivité qu’elles ont intériorisée et décorréler le plaisir et la violence. Parler, nommer les choses, empêche d’inverser le sens de la culpabilité. Certaines victimes décrivent être tiraillées entre la certitude d’avoir été outragées, tout en s’en sentant partiellement coupables.

D’autres femmes font le choix d’exposer publiquement ce qu’elles ont subi, parfois seuleme,t après que les faits soient prescrits. Cette démarche revêt parfois un caractère explosif. C’est une autre façon de sortir du contrôle coercitif, et notamment de quelqu’un dont l’influence et le système de protection réduisent au silence.

Car elles appréhendent aussi à juste titre d’être à nouveau disqualifiées, isolées, pathologisées dans leur prise de parole. Sauf lorsqu’elles sont entourées par d’autres dont elles partagent un vécu.

Certaines victimes y associent un désir de revanche et le désir d’en aider d’autres à mieux s’en sortir.

L’éditrice et écrivaine Vanessa Springora a mesuré la différence entre être entendue par des milliers de personnes, et par les autorités compétentes, en quête d’autres victimes éventuelles pour faire avancer les dossiers. L’avocate Camille Kouchner s’est d’abord tue au sujet de « celui qui lui a tant appris », quitte à se trahir elle-même, puis a voulu sensibiliser le plus grand nombre quant aux dommages causés par les violences sexuelles. https://www.youtube.com/embed/amL_98TaHbU?wmode=transparent&start=0 Vanessa Springora : son livre et la prise de conscience collective – Extrait.

Une réparation personnelle et politique

Le temps de latence de certaines personnes pour parler de ce qu’elles ont subi s’explique par une réaction amnésique dont la durée est variable, ou par la mise de côté de l’événement traumatique pour continuer à vivre, ou encore par le refus de se penser victimes dans un système de domination.

D’autres se dégagent avec difficulté du patriarcat et s’émancipent très lentement de leur aliénation.

Dans ce contexte, s’exposer revient à jeter de l’intime à la mer. Certaines déplorent d’ailleurs a posteriori un manque d’écho.

Pour se protéger, certaines optent pour l’asexualité, d’autres changent d’orientation sexuelle, ou innovent dans leur vie amoureuse avec de nouvelles modalités d’engagement.

La reconnaissance publique du système de domination soulage pourtant les personnes victimes de violences sexuelles et leur permet d’avancer en récupérant leur intégrité. Car parfois la parole retentit : jusqu’à faire modifier la législation, à changer le statut de l’artiste au-dessus des lois, ou à faire avancer le débat public.

La révolution du rapport au consentement a permis à chacun de s’interroger sur ce qu’il vit, y compris pour les hommes.

Aujourd’hui, les cliniciens doivent prendre en compte la libération de la parole comme un acte à la fois éthique et politique afin de faire des violences sexistes et sexuelles un problème de santé publique.

Laure Westphal, Psychologue clinicienne, Docteure en psychopathologie et psychanalyse, Enseignante, Chercheuse associée, Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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