Il existe en France une idée bien installée selon laquelle les salaires seraient tabous et que les salariés devraient éviter d’en parler. C’est tout l’inverse cependant que l’on peut observer dans les entreprises : des discussions à ce sujet ont effectivement lieu. Quand on les interroge, les salariés mentionnent des échanges qui peuvent s’inscrire dans le cadre formel des entretiens annuels au cours desquels on peut parler primes et augmentation, mais aussi dans des contextes informels, avec leurs collègues à la machine à café par exemple.

L’inflation récente participe, certes, à ramener les salaires sur le devant de la scène. Au-delà de la question cruciale des inégalités, en parler représente aujourd’hui une pratique sociale signifiante pour les salariés en ce qu’elle leur permet de mieux évaluer le montant de leur rémunération, mais également leur place dans les organisations et la division du travail. Cette transparence salariale, quand elle n’est pas l’initiative des entreprises elles-mêmes, est la conséquence d’un mouvement relativement récent d’individualisation et de complexification des rémunérations dans les organisations. Ce phénomène a tout à la fois participé au brouillage de la perception des rémunérations, au sens propre comme au sens figuré, et à la tenue des discussions pour mieux les appréhender. La règlementation, aussi, a favorisé les affichages.

Des initiatives des entreprises

À l’occasion d’une enquête sur ce que les salariés pensent de leur rémunération, menée par entretiens et questionnaire, un fait nous a sauté aux yeux : les salariés discutent bien de leur paie. Et ces discussions semblent de plus en plus décomplexées. Elles peuvent se tenir de manière imprévue entre collègues à l’occasion d’un document qui traîne à la photocopieuse mais aussi avoir pour origine des outils pour dire les rémunérations, outils mis en place par les entreprises elles-mêmes.

Conscients que des informations sur les échelles salariales circulent, les membres des Ressources humaines ou les patrons proposent en effet parfois des dispositifs afin d’accompagner ces formes informelles de lecture de leurs rémunérations par les salariés : des « référents rémunération » sont nommés afin d’expliquer le fonctionnement des primes aux nouveaux entrants, des affiches sont épinglées dans les salles de pauses, des tableaux Excel sont publiés en ligne…

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Certaines firmes, peu nombreuses encore, vont jusqu’à embrasser pleinement le chemin de la transparence salariale en divulguant l’ensemble des rémunérations de leurs salariés. C’est ce qu’a fait Edouard Pick, PDG du groupe Clinitex, entreprise spécialisée dans le nettoyage des locaux professionnels et qui emploie plus de 4 000 personnes sur l’ensemble du territoire français. Dans un esprit de « coming out managérial », comme il le dit lui-même, ce PDG raconte avoir mis un soir en ligne l’ensemble des rémunérations des salariés, en se demandant quand même quelle serait leur réaction. Il rassure :

« Pas de pneus brûlés sur le parking ! »

Il dresse le constat de trois types d’effets à cette transparence, trois effets que nous retrouvons également dans notre enquête. D’abord, cette publication a permis l’objectivation d’inégalités salariales injustifiées pour deux salariés, qui ont pu être rattrapés. Ensuite, elle a eu pour effet la revalorisation salariale d’une catégorie de personnels importante pour le fonctionnement de l’entreprise, mais en bas de l’échelle des salaires. Et enfin, la divulgation du salaire du patron, finalement moindre que ce que les salariés auraient pu croire, a permis de dégonfler un peu les fantasmes autour de cette somme.

Des rémunérations toujours plus complexes

Mais pourquoi les salariés se mettent-ils à parler de leurs salaires ? Ces discussions adviennent notamment car les trente dernières années se caractérisent par une forte individualisation et complexification des rémunérations. D’un salaire fixe, facilement rattachable à une catégorie de salariés grâce aux classifications, on est passé à de nouvelles gestions des rémunérations par les compétences ou les incitations. Sont venus s’ajouter nombre de dispositifs : prime de performance, intéressement, participation, épargne salariale… qui brouillent quelque peu la lecture des fiches de paie. Bref, il a fallu parfois simplement se mettre à en parler pour bien comprendre !

L’enquête sur les coûts de la main-d’œuvre et la structure des salaires (Ecmoss, enquête de l’Insee et du ministère du Travail), que nous avons reprise dans notre ouvrage la Frustration Salariale, à paraître le 20 mars 2024 aux Sorbonne Université Presses, montre bien une augmentation de la part des primes : en 1994, 22,4 % des salariés touchent une prime de performance individuelle, ils sont 34,7 % en 2006 et 40,9 % en 2014. Néanmoins, on note de fortes variations entre cadres et non-cadres et selon le secteur d’activité ou la branche : l’industrie et la finance versent beaucoup de primes. En outre, les petites entreprises ont plutôt recours aux heures supplémentaires pour compléter leurs politiques salariales qu’aux primes.

Enfin, il existe une spécialisation des primes selon le type de salariés : tous ne touchent pas la même chose. Les cadres restent les premiers bénéficiaires de ces dispositifs : 62 % d’entre eux touchent de tels dispositifs contre 55 % des professions intermédiaires, 42 % des employés et 43 % des ouvriers. Une grande hétérogénéité s’observe néanmoins à l’intérieur même de cette catégorie. Des dispositifs comme les stock-options ou les dispositifs de retraite « article 83 » ne sont accessibles qu’aux membres du top management. En 2010, l’argent versé au titre de l’épargne salariale représente un surcroît de rémunération équivalent en moyenne à 6,9 % de la rémunération des salariés bénéficiaires, pour en moyenne 48,7 % des salariés des entreprises de 10 salariés ou plus.

La complexification des éléments de rémunérations ces trente dernières années ne correspond ainsi pas à un mouvement uniforme.

Des réglementations qui poussent à plus de transparence

Si les salaires s’affichent plus volontiers, la démarche visant à les dévoiler reste pourtant controversée et certains se questionnent même sur leur légalité. Dans le monde anglo-saxon, des clauses dites de pay secrecy s’appliquent parfois dans certains secteurs, interdisant aux salariés de parler de leurs revenus. Et ce malgré l’existence du National Labor Relations Act, qui protège depuis 1935 les Américains contre les inégalités salariales qui pourraient se nicher dans ces non-dits. En France, un tournant réglementaire se dessine en revanche dans le sens d’une plus grande transparence des salaires. Ces évolutions réglementaires portent principalement sur deux domaines de revendications : l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et les écarts salariaux entre les patrons et le reste des salariés dans les entreprises, ces derniers étant aussi de plus en plus contestés.

Le principe du Say on Pay a par exemple été introduit dans la loi Sapin II de 2016 : c’est par un vote de l’assemblée générale des actionnaires que peut se décider le salaire des dirigeants. L’index d’égalité entre les femmes et les hommes a, lui, été mis en place à partir de 2019, obligeant les entreprises à publier des données notamment relatives aux écarts salariaux. Au niveau européen, la directive européenne Pay Transparency a été adoptée en mars 2023 et doit participer à l’égalité salariale en rendant publics ces écarts de salaires pour mieux sanctionner les entreprises qui dépasseraient les 5 %. Car dire les salaires, c’est rendre visibles les écarts salariaux, au risque de ne pouvoir justifier l’injustifiable.

Des études montrent bien que les indicateurs de reporting des inégalités salariales peuvent se montrer féconds, offrant par exemple aux syndicats un espace pour les contestations. Néanmoins, cet espace est investi différemment selon les rapports de pouvoir en présence. Parfois la mise au jour de ces écarts risque d’être instrumentalisée par les directions apportant des justifications fondées sur une interprétation erronée de ces chiffres.


Cet article fait partie du dossier « Le travail à l’épreuve des “nouvelles” organisations », publié par le média scientifique en ligne de l’Université Paris Dauphine – PSL.

Elise Penalva-Icher, Professeure des universités en sociologie, Université Paris Dauphine – PSL

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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