L’alimentation est essentielle à la survie mais est aussi source de plaisir. La libération de dopamine au niveau du circuit neuronal dit « de la récompense » est un mécanisme clé dans le plaisir associé à la nourriture. Ce circuit est aussi celui utilisé par les drogues dites d’abus (comme la cocaïne ou la morphine) pour exercer leur propriété addictive.

On trouve à la surface des neurones qui libèrent ou répondent à la dopamine des enzymes capables d’utiliser une forme de lipides (issues des aliments gras) apportés directement par l’alimentation : les triglycérides. Cette observation est étonnante en cela que le cerveau est considéré comme un organe qui ne consomme que du sucre pour ses besoins énergétiques. Ainsi on peut envisager que les triglycérides pourraient agir sur ces neurones non pas en qualité de substrat énergétique mais plutôt comme un « signal » ou une information et en cela directement moduler l’activité des neurones à dopamine pour moduler la motivation et le plaisir associées à la nourriture par exemple.

Quand le gras atteint directement les neurones

Dans notre étude nous avons tout d’abord pu mettre en évidence que les triglycérides, c’est-à-dire les lipides qui se retrouvent dans le sang après la digestion des graisses par notre intestin, sont capables d’atteindre les régions du cerveau où se trouvent les neurones qui, au sein du « circuit de la récompense », répondent à la dopamine. Dans ces mêmes neurones, nous montrons que les outils moléculaires nécessaires à la détection et l’utilisation de ces lipides sont présents. En particulier, on trouve sur les neurones qui libèrent de la dopamine ou ceux qui, en aval reçoivent et répondent à la dopamine, une enzyme spécialisée dans le découpage de ces triglycérides en lipides plus simple et plus facile à utiliser par la cellule : la lipoprotéine lipase. Ces résultats laissent penser que les neurones du circuit de la récompense seraient donc en capacité de répondre aux triglycérides, comme ils le font pour un neurotransmetteur comme la dopamine.

Afin de tester cette hypothèse, nous avons tout simplement provoqué une petite élévation des concentrations de triglycérides dans le sang, comme le ferait un repas, mais en dirigeant ces lipides vers le cerveau uniquement. Ainsi nous avons pu observer quelles conséquences cette élévation de lipides vers le cerveau peut avoir sur l’activité des neurones à la dopamine d’une part mais aussi sur des comportements qui, chez l’homme comme chez l’animal, témoignent de l’activité des neurones du système de récompense et de leur capacité à encoder de manière chimique et électrique les facettes de plaisir et de désir associées à la nourriture ou à d’autres substances telles que les psychotropes.

En premier lieu nous avons pu enregistrer directement l’activité électrique de ces neurones. Ce type d’expérience d’enregistrement « éléctrophysiologique » est très classique dans le domaine des neurosciences, et consiste à implanter une électrode dans un neurone pour y mesurer l’activité électrique. Les neurones épineux moyens qui se trouvent dans la région du cerveau appelée le striatum, représentent l’une des populations majeures de neurones qui, grâce à un « récepteur » à la dopamine qu’ils possèdent, sont capables de traduire un changement de libération de dopamine en un comportement complexe chez l’animal. Que ce soit « ex vivo », sur une tranche de cerveau contenant ces neurones maintenus actifs, ou bien « in vivo » en utilisant une méthode d’imagerie permettant de visualiser l’activité de ces neurones chez un animal en liberté, nous avons observé que l’ajout de lipides diminuait l’activité de ces neurones « répondeurs » à la dopamine.


Vue en 3D du striatum (en rouge).

Ce premier résultat nous a confortés dans notre idée et nous avons donc émis l’hypothèse que les triglycérides pourraient, à l’instar de la dopamine, participer directement à l’élaboration de la réponse de plaisir et désir associé à un stimulus. Cette notion se définit sous le terme de « renforçateur ». Un renforçateur positif (comme le premier carré de chocolat chez l’enfant) est un stimulus qui, grâce à la libération de dopamine qu’il provoque, va être perçu durablement comme plaisant, agréable et à reproduire au plus vite.

Afin de tester si les triglycérides pouvaient agir sur le cerveau comme des renforçateurs positifs, nous avons utilisé un test de comportement de préférence de place. Sous ce nom compliqué, le test est assez simple. Une souris est placée dans une boîte contenant deux compartiments très distincts que l’animal est libre d’explorer. Les deux compartiments ont une apparence différente l’un de l’autre (bleu et vert par exemple) ce qui permet à la souris de les différencier parfaitement. Pendant quelques séances la souris va recevoir un peu de lipide vers le cerveau dans un compartiment (le bleu) et une solution saline dans l’autre compartiment (le vert).

Le jour du test, la souris est lâchée au milieu des compartiments avec la possibilité d’aller là ou elle préfère. Si l’animal se précipite vers le compartiment bleu qui était associé à un peu de lipides vers le cerveau, cela témoignera que cette expérience a été perçue comme plaisante et que l’animal voudrait la reproduire. C’est exactement ce que nous avons observé et nous en avons conclu que les triglycérides, lorsqu’ils atteignent le cerveau, peuvent donc agir comme un renforçateur positif : un signal chimique plaisant et à reproduire si possible. Au niveau d’un mécanisme possible d’action de ces lipides sur ces neurones, nous avons pu démontrer que l’enzyme lipoprotéine lipase, présente à la surface des neurones qui répondent à la dopamine était très importante. En effet, lorsqu’on utilise un artifice génétique pour « enlever » cette enzyme uniquement sur ces neurones, on observe bien que la souris a maintenant un comportement qui témoigne d’une part d’un dérèglement de l’activité de ces neurones « répondeur à la dopamine » et d’autre part d’une modification du désir à obtenir de la nourriture.

Des résultats similaires chez l’animal et chez l’homme

Ces résultats ont été obtenus sur le rongeur qui est un modèle permettant d’étudier certains mécanismes cellulaires et moléculaires de manière plus précise. Cependant, comme pour le sucre ou les protéines, l’augmentation de lipides dans le sang après un repas est un phénomène physiologique très conservé que l’on retrouve chez l’homme comme chez la souris. Ainsi, nous avons voulu voir si le phénomène que nous avions observé dans nos souris pouvait avoir un équivalent chez l’homme.

Dans cette expérience nous avons utilisé l’imagerie cérébrale fonctionnelle (en collaboration avec nos collègues américains de Yale University), une technologie qui permet de visualiser chez l’homme les changements d’activité dans des zones définies du cerveau. Ce que nous avons testé c’est la manière dont le cerveau répond à une odeur de nourriture (en l’occurrence fraise ou cookie au chocolat) et ce, que l’on soit à jeun ou bien juste après un repas. Comme on peut s’y attendre, sentir une odeur de fraise ou de cookie au chocolat lorsqu’on a faim provoque une activation des zones de la récompense et cette réponse est atténuée lorsqu’on l’on vient de manger. En regardant les paramètres sanguins qui sont directement modifiés par un repas (sucres, insuline ou trigylcérides) nous avons observé que l’activité du cortex préfrontal (une des régions du circuit de la récompense qui fait le lien entre l’odeur de la nourriture), son goût et le plaisir qu’elle provoque étaient directement et spécifiquement corrélés à l’augmentation des triglycérides circulant dans le sang après un repas. Ce résultat est important puisqu’il nous permet d’envisager que chez l’homme, comme chez le rogneur, les triglycérides circulants pourraient agir « directement » sur les zones du cerveau impliquées dans la « récompense » associée à la nourriture.

Dans son ensemble ce travail permet donc de mettre en lumière, pour la première fois, que les lipides que l’on retrouve dans la circulation après la digestion d’un repas, peuvent agir directement sur les neurones du « système de la récompense à la dopamine » et, par-là, moduler les composantes de désir et plaisir associées à la nourriture. Nos prochaines études essaieront de comprendre si ce mécanisme de détection des lipides par les neurones du système de récompense, peut s’avérer déficient dans certains cas et conduire à des troubles de l’appétit ou une perte de satisfaction associée à la nourriture. En effet, les concentrations en triglycérides circulants varient en fonction des repas. Mais quand ces repas sont trop riches et trop fréquents ou dans des conditions de surpoids important (obésités), les niveaux de triglycérides circulants restent élevés ce qui pourrait, à terme, dérégler leur manière de communiquer avec les neurones du système de la récompense.

C’est dans cette optique que notre étude offre un éclairage nouveau permettant potentiellement d’expliquer pourquoi l’accès et la consommation de nourritures riches peuvent contribuer, en déréglant le système de récompense, à l’établissement de comportements alimentaires compulsifs et favoriser le développement de l’obésité.

Serge Luquet, Directeur de recherche CNRS, Université Paris Cité; Chloé Berland, Chercheur postdoctoral, Columbia University et Giuseppe Gangarossa, Maître de Conférences en Physiologie et Neurosciences, Université Paris Cité

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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