Dans le monde « post-Covid », le marché du travail évolue sous l’effet de transformations structurelles, que la Chaire NEXT, portée par le cabinet de conseil Obea et l’École de management Léonard de Vinci (EMLV), s’attache à analyser. Parmi ces évolutions, le recours au télétravail apparaît comme la face émergée de l’iceberg. Ainsi, 22 % des salariés ont télétravaillé en moyenne chaque semaine en 2021, avec une proportion plus forte chez les cadres (55 %) résidant dans les grandes métropoles, notamment en Île-de-France.
Cette tendance devrait désormais s’inscrire dans la durée. En effet, nous avons relevé dans une récente étude que l’ultra-flexibilité de l’organisation du temps de travail constituait une attente de plus en plus forte chez les futurs jeunes diplômés. Cela avait d’ailleurs déjà été bien identifié par les directions des ressources humaines (DRH), comme nous l’avions montré dans une précédente étude.
Pour anticiper les futures attentes des collaborateurs par rapport aux entreprises à horizon 2030, un hackathon a été organisé avec des étudiants de 3 types de formation de l’enseignement supérieur (ingénieurs, management et digital). 232 groupes d’étudiants en équipe interdisciplinaire ont travaillé sur leur vision de l’organisation des entreprises en 2030 et un questionnaire a permis de collecte les réponses de 403 étudiants.
L’ultra-flexibilité, une future norme ?
Selon les résultats de l’étude, 43 % des étudiants interrogés citent spontanément le télétravail et la flexibilité lorsqu’ils pensent au futur du travail. Lorsque les étudiants ont été interrogés pour savoir l’évolution de différents items liés au travail entre 2022 et 2030, celui de la flexibilité est celui qui progresse le plus avec 15 points.
Cette flexibilité se traduit à différents niveaux dans notre étude. D’abord par une flexibilité du travail poussée à l’extrême que l’on pourrait qualifier de « 360 degrés » car elle se traduit sur l’ensemble des composantes du travail : temps de travail, lieu de travail, mais aussi sur la contractualisation, les missions et les modes de management. Les personnes interrogées évoquent ainsi la possibilité de choisir leur temps de travail, d’être dans un management par objectifs, de pouvoir configurer leurs modalités de télétravail, d’avoir des pratiques de roulement managérial, de développer des pratiques comme le « job crafting » qui consiste à adapter ton travail à sa propre personnalité, etc.
Ensuite, la flexibilité se matérialise et se projette au niveau des lieux de travail afin qu’ils soient adaptables et modulables selon les différents types d’interactions. Lors de notre étude, une proposition sur deux intègre un enjeu d’aménagement des lieux de travail. Cela se traduit dans la projection par la création d’espaces modulables et d’initier une multiplicité d’espaces de coworking, mais également des situations de mobilité accrue et de temps passé sur les écrans avec les effets néfastes qui ont été soulignés dans plusieurs études.
Un cauchemar pour les RH et les managers ?
L’étude aboutit à la conclusion que cette demande d’ultra-flexibilité s’explique par un besoin très élevé d’individualisation dans le management et les pratiques de travail, ce qui s’avère au-delà d’un certain seuil un véritable paradoxe, l’entreprise étant par essence « un collectif organisé ». Or, à partir du moment où les futurs diplômés demandent une adaptation très fine du cadre de travail, des règles de fonctionnement et du contenu des missions, on peut aboutir à une désorganisation et des tensions, sans compter les problématiques de management intergénérationnel, notamment au sein des entreprises de taille importante.
Cela est aussi exacerbé par le profil de nos répondants qui portent en plus une attention particulière au sens et à l’accomplissement personnel. L’un des moteurs soutenant ce besoin de flexibilité s’explique par la volonté de garder un équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle, ainsi qu’un besoin très affirmé d’autonomie et de liberté dans l’organisation (ce dernier item est celui qui progresse le plus dans la représentation du travail entre 2022 et 2030).
[Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]
Nous avons également croisé les résultats de notre étude quantitative avec des dirigeants et des responsables RH. Nous avons pu observer que certaines entreprises, telles que LinkedIn, ont complètement revu leur politique RH avec des approches parfois radicales. Le célèbre réseau social professionnel prend le parti que les collaborateurs ne resteront que quelques années (5 ans est déjà une durée long terme) et qu’il faut que chaque partie apporte en quelques années une valeur ajoutée à l’autre. Les collaborateurs recrutés en France peuvent être ainsi complètement en télétravail dans n’importe quel endroit à condition de rester sur le fuseau horaire de la France.
Approches à la carte
Le télétravail est un véritable catalyseur de nouvelles pratiques managériales. D’autres entreprises, notamment dans des environnements hyper concurrentiels, prennent des initiatives similaires pour être plus attractives sur le marché de l’emploi mais également retenir les plus hauts potentiels. Orange qui était dans le jury du hackathon a par exemple adopté une approche à la carte qui permet à ses collaborateurs de choisir le nombre de jours de télétravail qu’ils souhaitent effectuer par semaine dans un souci d’équilibre entre la vie professionnelle et personnelle.
Ces dispositifs ont pour objet aussi de lutter contre la concurrence des start-up qui ont pour certaines d’entre elles adoptées une « remote first policy » proposant ainsi la possibilité d’être en télétravail à plein temps pour l’ensemble de leurs collaborateurs et quelle que soit leur fonction.
On peut se poser la question d’une généralisation de ce type de pratiques managériales à une échelle plus large, mais il est clair que les projections démographiques sont orientées en faveur des futurs jeunes diplômés. Cela pourrait aussi impacter la manière de considérer les trajectoires professionnelles qui sont de moins en moins linéaires et certains indicateurs utilisés couramment dans les services de RH comme le taux de turnover. Pôle emploi estime d’ailleurs que les jeunes actifs pourraient changer en moyenne 13 à 15 fois d’emploi au cours de leur vie.
Sébastien Tran, Directeur de l’École de Management Léonard de Vinci (EMLV), Pôle Léonard de Vinci et Akim Berkani, Chercheur, Université Paris Dauphine – PSL
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.