La décision le vendredi 24 juin par la Cour suprême des États-Unis d’annuler l’arrêt Roe vs Wade, qui, depuis 1973, accordait aux Américaines le droit d’avorter dans tout le pays, a non seulement rappelé la mainmise du religieux sur les institutions, mais a également eu de nombreuses répercussions à l’international. En France, cet événement a relancé le débat quant à l’inscription du droit à l’avortement (IVG) dans la Constitution. Nombreux sont celles et ceux qui en ont profité pour rappeler combien ce droit concerne aussi les hommes.

La contraception masculine en question

Pourtant, le désintérêt, voire l’ignorance des hommes en matière de contraception comme d’avortement est très largement répandu et leur implication reste marginale. Comme le souligne Geneviève Cresson dans une étude :

« Il est sans doute erroné de parler des pratiques contraceptives des hommes, car il ressort de leurs propos que, toutes méthodes confondues, la contraception reste d’abord, voire uniquement, l’affaire des femmes. Même pour les hommes qui utilisent des méthodes dites masculines comme le retrait (coït interrompu) ou le préservatif, les remarques renvoyant à la responsabilité principale de la femme ne sont pas rares. »

Or, la « confiance » dans la partenaire n’est le plus souvent qu’un alibi ou un refus d’assumer une part de responsabilité (en cas d’échec de la contraception notamment) et une volonté de s’affranchir des contraintes liées à la contraception hormonale qui existe pour les hommes, mais que la plupart d’entre eux ne connaissent pas.

Il y a, en effet, vis-à-vis de la contraception, en particulier hormonale, une contradiction intrinsèque du point de vue du masculin : la maîtrise du corps des femmes par les hommes supposerait logiquement une maîtrise de l’acte contraceptif (qui est possible techniquement sous plusieurs formes) par les hommes, cependant ces derniers refusent cette contraception, dans leur écrasante majorité.

Pourquoi un tel abandon de responsabilité ?

La contraception masculine est, dans l’ordre des représentations et de l’imaginaire masculins, associée à l’impuissance ou à une limitation de la puissance virile. Selon Françoise Héritier,

« Accorder légalement la contraception aux femmes dans notre pays résulte d’une erreur d’appréciation d’un pouvoir essentiellement masculin… Rien n’empêchait cependant de la mettre entre la main des hommes. Mais, s’il y a peu de recherche sur la contraception masculine, c’est justement à cause de la vivacité du modèle archaïque : la contraception masculine est vue comme une atteinte à la virilité… De plus, on a l’habitude de penser que tout ce qui concerne les enfants est du ressort des femmes… Ils (les députés) n’ont pas prévu les conséquences potentielles de leur loi, parce qu’ils se trouvaient dans le point d’aveuglement normal de notre société, où femme implique maternité. »

Production et reproduction

La deuxième réponse renvoie à une conception de la division sexuée du travail entre l’ordre de la production (celui les hommes) et celui de la reproduction (celui des femmes). Si, laisser les femmes « en responsabilité » des affaires de reproduction, c’est leur donner une sphère d’autonomie, en revanche, en les cantonnant strictement dans cette sphère à des gestes techniques, par ailleurs perçus comme contraignants, c’est une autonomie d’apparence, « surveillée », qui concourt (ou croit concourir) à une dépendance des femmes et perpétue l’ignorance et le malaise des hommes vis-à-vis de la réalité de la gestation et du monde de la primo-enfance.

La reproduction, une affaire de femmes, vraiment ? Mary Cassatt, « Femme et ses deux enfants », 1901/WikipediaCC BY

En conséquence, tout échec contraceptif sera systématiquement imputé aux femmes, puisque c’est leur affaire… Enfin, la contraception hormonale est physiquement contraignante, ce que la culture patriarcale du risque, des pulsions, du plaisir n’a pas particulièrement favorisé chez les hommes.

Une contraception confidentielle

Il existe des méthodes contraceptives hormonales « au masculin », qui ont pourtant fait leurs preuves, mais elles restent confidentielles et seuls deux médecins hospitaliers, le Dr Jean Claude Soufir à l’hôpital Cochin de Paris et le Dr Roger Mieusset à l’hôpital Purpan à Toulouse s’en font les ardents promoteurs.

Cette confidentialité exprime toutes sortes de résistances :

  • la quasi-totalité des médecins, qui pensent que lesdites méthodes ne sont pas encore au point (alors que leurs protocoles ont été validés par l’OMS il y a plus de trente ans et encore récemment), perpétuent les représentations et les assignations genrées qui maintiennent les inégalités entre hommes et femmes et empêchent de penser un partage possible des décisions, des responsabilités et des prises de risques.
  • la résistance des hommes en général, qui refusent de se questionner socialement et symboliquement, en pensant que la contraception masculine peut être contradictoire avec une certaine représentation de la virilité et qui restent réticents à un modèle décisionnel où le poids des dispositifs (consultations et analyses médicales, gestion du calendrier des prises, des bilans…), et des effets secondaires (bien évidemment à assumer par les femmes seulement !), priment sur la responsabilité partagée de toutes ces contraintes contraceptives et où le « ce n’est pas mon affaire » l’emporte sur l’information, l’attention et le dialogue entre partenaires.

En touchant au corps des hommes, il ne faut pas craindre une perte d’autonomie contraceptive des femmes (une crainte des féministes pour qui, malgré son instrumentalisation par les hommes, la contraception a représenté une étape majeure de l’émancipation des femmes), mais au contraire, il devient possible de repenser le rapport des hommes à la sexualité, à la parentalité et à un modèle hégémonique de masculinité/virilité. Comme le souligne souvent Françoise Héritier, « Il faut du temps pour passer du possible au pensable », à l’émotionnellement concevable et acceptable, puis à l’inscription dans le droit et enfin, dans les pratiques sociales.

L’avortement et la maîtrise du corps des femmes

La contraception masculine existe, mais la plupart des hommes ne s’y intéressent pas. Pixabay

Les taux d’avortement s’élèvent à 29 pour mille femmes en âge de procréer en Afrique et 32 pour mille en Amérique latine ; la procédure y est illégale dans presque tous les cas. 25 % de la population mondiale vit dans des pays interdisant tout avortement pour quelque motif que ce soit. En 2008, plus de 97 % des avortements pratiqués en Afrique n’étaient pas médicalisés.

Ces quelques chiffres prouvent combien l’avortement représente lui aussi un enjeu prégnant du modèle archaïque patriarcal qui fait que la fonction biologique des femmes, qui a généré la représentation de la « vocation » naturelle des femmes à être mères se trouve transformée en assignation à produire des enfants, même contre leur gré.

Cette assignation fonctionnelle qui les dépasse fait que les femmes ne s’appartiennent pas, pas plus que le fœtus qu’elles peuvent porter. Ainsi, la responsabilité et la propriété finales des enfants portés n’est pas la leur mais celle des hommes (voire de Dieu lui-même), et il leur est interdit d’en disposer en décidant d’avorter.

Alors que face à des grossesses non planifiées ou non désirées, la décision de recourir à l’avortement engage, de fait, le plus profondément les femmes par rapport à leur intimité, à leur corps et à la liberté d’en disposer, les hommes sont à l’origine de multiples dispositifs qui vont de l’interdiction pure et simple de toute forme d’avortement (justifiée par les corpus, les institutions et les discours religieux divers, quasi-exclusivement aux mains des hommes) à sa pénalisation (édictée et mise en œuvre par les appareils étatiques et judiciaires).

Lors du procès de Bobigny en 1972, l’avocate Gisèle Halimi dans sa plaidoirie a très bien décrit les ressorts de cette mise en tutelle à la fois médicale, judiciaire et sociale de la fécondité, et plus largement, du corps des femmes.

L’enlèvement des filles de Leucippe, par Peter Paul Rubens. Wikipedia

Il y a toujours profusion d’exemples de pénalisation des femmes qui ont, pour elles-mêmes, leurs filles, leurs sœurs, leurs collègues de travail, eu recours à l’avortement. En Amérique latine, par exemple, les Églises et les États, avec leurs instruments respectifs allant de l’excommunication à des peines d’emprisonnement, sont les parties prenantes de cette criminalisation des femmes.

Un système qui encourage les avortements sélectifs

Paradoxalement, le système patriarcal globalisé admet, voire encourage, ce que l’on peut appeler les avortements de convenance, ces avortements sélectifs au nom de la préférence « archaïque » pour les garçons qui, en Asie par exemple, représente un enjeu sociétal majeur.

Ancrée au cœur des traditions de modèles patriarcaux de l’Inde ou de la Chine, cette préférence se manifeste dans le droit, en matière d’héritage et de succession par exemple, et dans le statut d’infériorité sociale des femmes.

Il est à noter que les technologies médicales avancées comme les échographies largement inventées, déployées et utilisées par les hommes, qui se sont diffusées avec le développement économique, ont permis de mettre en place une sélection prénatale au détriment des fœtus féminins, provoquant de graves déséquilibres démographiques – 933 filles naissent chaque année en Inde pour 1 000 garçons. La proportion normale devrait être de 1 050 à 1 060 filles pour 1 000 garçons.

Ainsi, que l’on soit dans une culture d’opposition à l’avortement ou dans une culture d’imposition d’un type d’avortement, c’est toujours la disqualification sociale des femmes à décider par elles-mêmes et pour elles-mêmes (et au-delà, pour leurs filles) qui est en jeu. C’est toujours la culpabilité des femmes qui est avancée : culpabilité d’avoir procédé à un avortement ou au contraire, culpabilité de ne pas y avoir procédé.

Ce qui apparaît comme une toute-puissance des hommes sur le corps des femmes révèle en fait l’ambivalence de la domination patriarcale, qui est l’expression et le résultat d’entreprises et de dispositifs de pouvoirs mais qui, à terme, ne peuvent que questionner, voire déstabiliser la domination elle-même, soit en la forçant à afficher une coercition, de moins en moins acceptable socialement, soit en révélant ses contradictions qui ne seront plus tenables d’un point de vue anthropologique.

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