Crise alimentaire provoquée par les conséquences de la guerre en Ukraine, crise de la biodiversité, crise climatique… Face à ces crises, 668 experts ont signé un appel. Décryptage avec Wolfgang Cramer, l’un des principaux signataires

L’équation paraît simple. Pour compenser la baisse des exportations céréalières ukrainiennes, il suffit d’augmenter les capacités de production céréalière européennes ! Comment ? En jetant aux orties les pratiques durables prévues dans le cadre de la stratégie* « de la fourche à la fourchette » votée par le parlement européen en 2021. Un bien petit sacrifice en vérité, quand l’insécurité alimentaire menace… Seul hic, ce calcul est faux sur toute la ligne !

Remettre en culture des zones en jachère fait partie des suggestions à courte vue émanant « de forces qui cherchent à relancer une agriculture toujours plus productiviste » dénonce Wolfgang Cramer, membre de l’Académie d’agriculture de France et co-auteur du dernier rapport du GIEC. Pour rendre le système alimentaire plus résilient, « il faut au contraire renforcer les modes de productions les plus durables, les plus respectueux de l’environnement et agir sur la demande ».

« La sécurité alimentaire européenne n’est pas menacée par la crise ukrainienne » (Lisa Pörtner et alii)

Pas une pénurie de l’offre, mais un mauvais usage des céréales

Précisons qu’il ne s’agit pas là de l’opinion d’un chercheur isolé dans sa tour d’ivoire, mais d’une position scientifique partagée par les 668 co-signataires d’un appel à transformer le système alimentaire (1). Ces derniers invitent aussi nos décideurs à revoir leur logiciel de pensée. Car « l’insécurité alimentaire mondiale trouve son origine non pas dans une pénurie de l’offre, mais dans de fortes inégalités économiques et une mauvaise répartition » peut-on lire sur le site du Potsdam Institute for Climate Impact Research (PIK), à l’origine de cette initiative.

Une part non négligeable des céréales produites en Europe est en effet utilisée pour nourrir les animaux d’élevage, produire des bio-carburants ou… gaspillée. C’est là qu’il convient d’agir.

Moins de viande dans les assiettes et moins de gaspillage

1er levier. « Le moyen le plus efficace de combler les pertes de productions de céréales est de consommer moins de viande », souligne Wolfgang Cramer. Accélérer le passage à des régimes alimentaires plus sains et moins carnés, en Europe et dans d’autres pays à revenu élevé, permettrait de réduire la quantité de céréales nécessaires à l’alimentation animale. « Une réduction d’environ un tiers des céréales utilisées par l’UE pour nourrir des animaux pourrait compenser l’effondrement des exportations ukrainiennes de céréales et d’oléagineux », estiment les auteurs.

2er levier. Par ailleurs, selon leurs calculs « la quantité de blé gaspillée dans la seule UE représente environ la moitié des quantités de blé exportées par l’Ukraine ». Les efforts visant à limiter le gaspillage alimentaire pourraient donc eux-aussi réduire les pressions sur les marchés mondiaux.

Plus de légumineuses pour fertiliser les sols cultivés

3er levier. Pour réduire notre dépendance à l’égard du gaz russe ou des engrais azotés importés, les experts préconisent également d’augmenter la production de légumineuses, comme la luzerne, dans les rotations ou en association avec d’autres cultures. « Cette plante fixe l’azote atmosphérique. Elle est riche en protéines et augmente le taux d’azote dans le sol pour les cultures suivantes ou associées », commente Wolfgang Cramer.

Cette recommandation va donc dans le sens de la stratégie européenne dite « de la fourche à la fourchette » qu’il convient de renforcer et non d’abandonner. Et les experts de conclure : « Il est essentiel d’investir dès maintenant dans une transition vers des systèmes alimentaires sains et durables afin d’accroître notre résilience face aux crises futures et assurer une planète sûre et vivable pour les générations à venir ». Un sommet consacré aux systèmes alimentaires se tiendra à New York en septembre prochain, en marge de l’assemblée générale des Nations-Unies.

Alexandrine Civard-Racinais

(1) Cet appel a également été publié le 10 mai 2022 dans la revue scientifique One Health

 

ECLAIRAGE

De la fourche à la fourchette ?

La stratégie dite « De la ferme à la fourchette » (F2F) vise, d’ici à 2030, à :
• Réduire de moitié l’usage des pesticides dans les champs européens ;
• Réduire de 20 % l’usage des engrais chimiques ;
• Porter de 8 à 25 % le nombre les surfaces cultivées en bio.
Elle a été adoptée à une large majorité par le Parlement européen en octobre 2021.

ÉCLAIRAGE

Qu’entend-on par « système alimentaire »?
Le système alimentaire est « la manière dont les hommes s’organisent, dans l’espace et dans le temps, pour obtenir et consommer leur nourriture ». On doit cette définition au professeur Louis Malassis (1918-2007), pionnier de l’économie rurale et agro-alimentaire.

Fermer la popup
?>