African family watching television together

Vous regardez trop la télévision, bonsoir. Cette entame d’une célèbre émission n’empêchait pas qu’elle soit assidûment suivie chaque jour. Nous regrettons de passer trop de temps devant le petit écran et pourtant nous consacrons aujourd’hui 10 minutes de plus qu’en 2010 à regarder les programmes télé

Est-ce donc une mauvaise habitude si difficile à contrôler ? Rassurez-vous, pas de jugement moral ici. Seulement la volonté de comprendre pourquoi consommer tant pour finalement en tirer si peu de satisfaction. Si plus d’heures passées devant la télé ne rendent pas plus heureux pourquoi la regarder autant ?

3h42 en moyenne, ça occupe toute de même bien la journée ! En plus, ce chiffre ne comprend pas l’usage de l’écran de télévision pour autre chose que visionner des programmes télé en direct ou en rediffusion, par exemple jouer au jeu vidéo ou regarder un film acheté à la demande. Il faudrait rajouter 20 % de temps en plus.

Cette durée quotidienne à consommer des programmes de télé vous surprend peut-être. Une partie de l’étonnement tient sans doute à l’effet d’une moyenne toutes populations confondues. Les téléspectateurs les plus assidus sont les retraités. Les plus de 65 ans passent le double de temps que les autres devant les chaînes de télévision.

Des téléspectateurs peu satisfaits

L’âge moyen du téléspectateur de France 3, Arte ou France 5 tourne autour de 63 ans. Questions pour un champion fait toujours un carton et Vivement dimanche permet de passer un bon après-midi en compagnie de Michel Drucker et de ses invités.

Julien Lepers, animateur du jeu « Questions pour un champion » de 1988 à 2016.Wikimedia, CC BY-SA

Si l’on vit aussi longtemps que le présentateur vedette de France 2, on aura d’ailleurs passé plus de temps à regarder la télévision qu’à travailler. Il faut aussi se rappeler que voir la télé n’empêche pas toujours de faire autre chose en même temps : prendre ses repas, effectuer des tâches ménagères, téléphoner ou même lire.

L’étonnement provient plus sûrement aussi de la place prise depuis Internet par de nouvelles occupations chronophages. Vieille dame technologique, la télévision est considérée comme un divertissement passé de mode. En 2006 déjà, un spécialiste des médias annonçait la « fin de la télévision » dans un livre du même nom.

L’attention des observateurs et des analystes porte aujourd’hui sur le temps passé sur d’autres écrans et consacré à d’autres contenus. Le téléphone portable et ses multiples applications auraient chassé le meuble de télévision et ses émissions, et les Netflix, YouTube et consorts évincé le film ou le foot du dimanche soir. C’est cette nouvelle surconsommation qui inquiète dorénavant. Ce n’est pas une raison pour oublier la surconsommation de télévision. D’autant qu’elle a fait l’objet de nombreux travaux qui pourraient être utiles pour comprendre nos nouvelles habitudes.

En effet, intrigués par le peu de satisfaction retirée par les téléspectateurs, les économistes se sont beaucoup penchés sur la question. Leur perplexité tient à ce que le choix du consommateur rationnel est censé refléter sa satisfaction (son utilité dans le jargon). La théorie suppose même qu’il la maximise. Si un individu décide de regarder quatre heures de télévision par jour, c’est qu’il en retire un plus grand bonheur que s’il la regardait une heure de moins. En particulier parce qu’il préfère passer cette heure devant son poste que de la consacrer à d’autres loisirs comme la lecture et d’autres occupations comme dormir.

Pourtant regarder la télévision est moins apprécié que la plupart des autres loisirs et au réveil d’une longue soirée passée devant la télé pointe immanquablement le regret de ne pas s’être couché plus tôt. Les téléspectateurs déclarent le plus souvent qu’ils passent plus de temps devant la télévision qu’il n’est bon pour eux. 40 % des adultes et 70 % des adolescents américains admettent par exemple qu’ils regardent trop la télévision.

Économie du bonheur

Comment les économistes savent-ils que le téléspectateur est moins heureux à trop regarder la télé ? Parce qu’ils s’intéressent au bonheur et à ses mensurations. L’économie du bonheur est même devenue une sous-discipline académique reconnue. En simplifiant, elle propose une mesure du bien-être subjective en demandant aux individus s’ils sont dans l’ensemble satisfaits de leur vie. Par exemple, sur une échelle croissante de satisfaction de 0 à 10. Elle cherche ensuite à établir comment cet indice varie selon le revenu, l’âge, le niveau d’étude, la situation familiale, le nombre d’amis, la richesse du pays, etc.

Dans un article intitulé « Does Watching TV Make Us Happy ? » (La télévision nous rend-elle heureux ?), trois économistes de l’Université de Zurich ont eu l’idée d’introduire le temps passé à regarder la télévision parmi les variables explicatives de la satisfaction de la vie. Leurs données portent sur près de 50 000 individus répartis dans 22 pays européens.

Ils montrent, sur la base de l’échelle de satisfaction exprimée de 0 à 10, que les gros consommateurs de télévision (plus de 2,5 heures par jour) se caractérisent par une baisse de satisfaction de 0,2 par rapport à ceux qui regardent peu la télévision (moins de 30 minutes par jour). Pour donner un point de comparaison, cette baisse relative de satisfaction représente un peu plus du tiers de celle observée pour les personnes seules par rapport à celles en couple, ou encore le cinquième de celle observée pour les personnes au chômage par rapport à celles qui ont du travail. La baisse de satisfaction de la vie de 0,2 pour les gros consommateurs de télé n’est donc pas anecdotique.

Aux États-Unis, 40 % des adultes admettent qu’ils regardent trop la télévision.Pxhere

On serait donc évidemment tenté de considérer qu’aller au-delà de 2,5 heures relève de la surconsommation télévisuelle. Attention toutefois aux grandes variations entre les individus sur le temps disponible pour les loisirs. Le coût d’opportunité du temps pour un avocat, un manager ou encore un artisan est plus élevé que pour une personne à la retraite ou sans emploi. Les mêmes trois auteurs ont d’ailleurs mis en évidence que la satisfaction des individus de la première catégorie gros consommateurs de télé baisse fortement alors qu’elle est moins sensible pour les individus de la seconde catégorie.

On peut aussi être tenté d’énoncer que la surconsommation de télévision, sans trop savoir donc où se situerait son seuil, rend malheureux. Attention toutefois. Les travaux comme celui déjà cité et ceux qui le confirment établissent bien une corrélation négative entre le bonheur et la consommation télévisuelle mais ne permettent pas de trancher sur la causalité : est-ce que les gens sont plus malheureux parce qu’ils regardent trop la télé ou est-ce parce qu’ils sont plus malheureux qu’ils regardent trop la télé ? Des travaux complémentaires avancent, pour certains, que c’est le premier sens qui prévaut, et pour d’autres, que c’est le second.

Admettons que la première cause l’emporte sur la seconde, ou en tout cas qu’elle n’est pas négligeable. Comment alors expliquer que des individus décident de regarder la télé pour une durée qui va à l’encontre de leur satisfaction, qui les rend finalement malheureux ?

Manque de contrôle sur soi

Une première raison avancée par les économistes du bonheur tient à ce que celui-ci dépend en partie de notre position vis-à-vis des autres. Nous nous situons par rapport à des références : nos voisins, nos amis, nos collègues, etc. Nous aspirons à aussi bien ou à mieux qu’eux. Cette sorte de réflexe à se comparer est très documenté en économie comportementale et en psychologie expérimentale.

Or, la télévision véhicule plutôt l’image d’un monde de personnes aisées, transpirant la réussite, au physique avenant, portant des vêtements à la mode et des accessoires de luxe, etc. Cette explication semble corroborée par les enquêtes. Les gros consommateurs de télévision retirent en effet une moindre satisfaction de leur revenu que ceux qui ne regardent la télévision qu’occasionnellement. En d’autres termes, à revenu égal les premiers sont moins heureux que les seconds. En outre, les gros consommateurs de télévision accordent une plus grande importance à être riche dans la vie que ceux qui regardent la télévision moins de 1,5 heure par jour.

Les économistes ont établi une corrélation entre consommation de télévision et rapport à l’argent.Fernando Butcher/Pxhere

Une seconde raison tient au manque de contrôle sur soi qui empêche la prise en compte des effets de long terme. Les téléspectateurs sont comme des consommateurs de cigarettes ou d’alcool qui, minorant les risques sur la santé, allument une nouvelle cigarette ou reprennent un petit verre. Des gestes d’autant plus faciles que leur effet bénéfique est immédiatement ressenti alors que leurs conséquences négatives sont lointaines.

Zapper un quart d’heure de plus ou enchaîner sur une autre émission apporte également un plaisir supplémentaire instantané. En plus prolonger sa consommation de télévision se fait à coût immédiat nul ; ce qui n’est le cas ni du tabac ni de l’alcool. Pourquoi alors s’en priver ? Oui mais s’il se comportait rationnellement comme dans les livres d’économie pure le téléspectateur anticiperait un sommeil trop court dès le lendemain et à long terme les conséquences négatives du manque d’exercice physique, d’une vie sociale plus réduite, voire un risque de ramollissement mental. Il commanderait alors à son cerveau d’éteindre plus tôt la télévision.

Adam Smith (1723-1790) ne regardait pas la télévision, mais il avait déjà observé dans sa théorie des sentiments moraux qu’une « des qualités qui nous est le plus utile […] est cet empire sur soi-même [self-command], qui nous rend capables de nous abstenir d’un plaisir actuel, ou de supporter une peine actuelle, pour obtenir pour l’avenir un plus grand plaisir, ou pour éviter une plus grande peine ».

Quant à moi si vous lisez cet article en fin de journée au lieu de regarder la télévision je vous dis « A tchao bonsoir ».


François Lévêque a publié chez Odile Jacob « Les entreprises hyperpuissantes. Géants et Titans, la fin du modèle global ». Son ouvrage a reçu le prix lycéen du livre d’économie 2021.The Conversation

François Lévêque, Professeur d’économie, Mines ParisTech

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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