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« Nous sommes en guerre », a martelé le président français Emmanuel Macron le 16 mars dernier, tandis que la chancelière allemande Angela Merkel reprenait, deux jours plus tard, le thème de la mobilisation générale.

Emmanuel Macron : « Nous sommes en guerre » (Public Sénat, 16 mars 2020).

Ces déclarations traduisent une stratégie déployée en Europe qui diffère de l’approche chinoise décrite notamment par les travaux sur l’efficacité du philosophe et sinologue François Jullien.

Modélisation vs potentiel de situation

Si la stratégie est fille de la guerre, de Sun Tzu, auteur du célèbre L’Art de la guerre qui date du IVe siècle avant Jésus-Christ, au théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz, en passant par Machiavel, elle repose sur une conception de l’efficacité et du changement dont l’ADN culturel gagne à être questionné.

En suivant Le traité de l’efficacité de François Jullien, il est possible de remonter dans la généalogie de deux traditions de pensée, l’européenne et la chinoise, longtemps indifférentes l’une à l’autre. Sans réelle rencontre et échanges avant le XVIe, voire le XVIIIe siècle, ce sont deux pensées plurimillénaires qui ont chacune évolué, indépendamment l’une de l’autre.

La pensée chinoise et le management (Xerfi canal, 2017).

Pour la pensée européenne qui s’est érigée à partir du berceau philosophique grec, il s’agit d’abord de modéliser : le plan des opérations militaires du général, la courbe de croissance de l’économiste, la promesse du politique. La théorie est première ; elle précède la pratique dans ce rapport entre modélisation et application. Comme l’écrit François Jullien dans son livre De l’écart à l’inouï :

« La conception la plus commune de l’efficacité en Europe […] nous apprend à dresser un plan et à raisonner en termes de moyen(s) et de fin (le business plan) […] Or la pensée chinoise attire notre attention sur les conditions favorables inscrites dans la situation même, à titre de facteurs porteurs, et dont il faut tirer parti pour réussir. La situation n’est plus cette réalité adverse […], elle est la ressource qu’il faut savoir faire évoluer à son profit ».

Il n’y a pas eu de coupure forgée entre théorie et pratique depuis la Chine. Dans les arts de la guerre chinois, le rapport entre modélisation et application n’émerge pas.

En revanche, on y trouve les notions de situation, de configuration, de terrain, que Jullien traduit par « potentiel de situation ». Ce potentiel de situation évolue en fonction de La propension des choses, pour reprendre le titre d’un autre ouvrage du sinologue.

Deux conceptions de l’efficacité

Les choses évoluent, portées par une propension que Jullien appréhende à partir du shi (勢) chinois. Le terme peut se traduire par potentiel, circonstance, processus, mais aussi par pouvoir. Le réel est alors conçu comme un dispositif sur lequel on peut prendre appui opportunément pour le faire œuvrer.

Au lieu de mobiliser l’agir et la volonté du sujet comme le propose la pensée européenne, l’efficacité est attendue à partir du potentiel disponible dans la situation même. Cette conception de l’efficacité relève davantage d’une nécessité objective découlant des circonstances en constante évolution que de l’application d’une stratégie ou d’une tactique planifiée par une volonté humaine.

Le philosophe et sinologue François Jullien. Claude Truong-Ngoc/Wikimedia, CC BY-SA

Si la pensée chinoise mobilise alors le non-agir, ce non-agir se révèle agissant ; de plus il ne supprime pas l’implication humaine. Il s’agit de « ne rien faire », mais de faire en sorte que « rien ne soit pas fait », comme l’explique François Jullien dans son Traité de l’efficacité.

Les notions a priori opposées de concession et de conséquence sont ainsi intimement mêlées, malgré la contradiction que perçoit l’esprit occidental. « Wu wei er wu bu wei » : le mot vide de la langue chinoise (er) qui relie ces deux notions, indique à la fois la concession (mais) et la conséquence (de sorte que).

L’approche chinoise de la stratégie permet un lâcher-prise devant les notions de modèle (idéal) et de volonté (héroïque). Dépourvue de support théorique a priori, l’approche chinoise s’appuie sur une pure logique d’intervention. Qu’il soit sage ou guerrier, le stratège s’appuie sur le potentiel des situations pour mieux en tirer parti en cherchant ce qui est porteur.

Des repères européens brouillés

Dictée qu’elle est par la situation, la stratégie de lutte contre le coronavirus se manifeste comme défensive, se déployant sur le registre combiné de l’attente (d’une durée incertaine), du retrait généralisé des activités non essentielles (essentiel signifiant ici vital), et du repli individuel. Il faut rester chez soi.

S’il s’agit bien d’une guerre, il devient difficile de trouver les repères usuellement associés du côté européen : action, héroïsme, épopée.

Les héros de la guerre contre le coronavirus restent anonymes, mais ils appartiennent à un corps reconnu, particulièrement sollicité et plébiscité, celui des soignants (« soi-niant ») : ils portent des blouses blanches et des masques. Ils prennent soin, ils préservent le vital, en gérant des flux au quotidien. L’affaire est tout autant logistique qu’humaine, inscrite dans un collectif qui se déploie.

À partir de Sun Tzu, et à l’encontre de l’ego de nombre de dirigeants, Jullien explique :

« La grande stratégie est sans coup d’éclat, la grande victoire ne se voit pas. Je crois que nous pourrions le méditer en politique comme dans le domaine de l’entreprise et du management ».

Face au virus, le « ne rien faire – mais faire en sorte que rien ne soit pas fait » résume une démarche stratégique d’empreinte taoïste, où la transformation en cours qui n’appartient à personne, concerne pourtant tout le monde. L’« anthropo-logique » (qui procède de l’homme) est coiffé par l’« éco-logique » (qui procède de la situation).

Pol Romeu/Flickr Sun Tzu, auteur de l’ouvrage « L’art de la guerre », rédigé au milieu du IVᵉ siècle avant Jésus-Christ. Pol Romeu/Flickr, CC BY-SA

Vers un management par induction

Loin de toute prétention ethnocentrique, l’approche des gouvernants européens est plus solennelle que puissante ; elle se veut certes radicale, par les interdits qu’elle pose ; mais elle est humble, aux couleurs des 5 gestes barrières du comportement d’évitement citoyen.

La stratégie se déploie, en phase avec un virus évoluant dans un environnement non directement maîtrisable. L’enjeu consiste à « inter-venir » opportunément, à l’écoute de la propension à l’œuvre. Un management par induction se met en place à la lumière de ce que Jullien appelle Les transformations silencieuses :

« Le concept de transformation silencieuse évite d’avoir à séparer ce qui “arrive” de ce qui le porte (plutôt que ce qui le “cause”). De plus, “de concept descriptif, la transformation silencieuse pourrait-elle devenir un art de gérer […] un concept qui soit stratégique, et même à vocation politique ? »

Le politique (associé à l’idéal européen) pourrait reprendre de la vigueur face à la politique, bavarde, pour ne pas dire criarde. Il s’agit moins de dire qui aurait tort ou raison ; ce qui devrait être fait ou défait. Il s’agit de développer une attention stratégique à une transformation silencieuse, la propagation d’un virus invisible et qui se fait sans bruit, mais qui provoque des affleurements sonores chiffrés.

L’attention portée aux cours de la bourse est challengée par les chiffres de la pandémie, pays par pays ; des chiffres qui pourraient parler encore plus fort que ceux du réchauffement climatique qui peinent tellement à se faire entendre.The Conversation

Sybille Persson, Professeur permanent en ressources humaines et en comportement organisationnel, ICN Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Image par greg_chi de Pixabay

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